De nécessite vertu

De nécessite vertu

samedi 9 septembre 2017

Violence du moyen, Arnaud Roustan




  Comme le titre ne l’indique pas, ce roman est tout sauf moyen. C’est même un excellent récit sur la médiocrité humaine. Cette médiocrité étant le bien le mieux partagé, on y sera tous sensible. Violence du moyen ou le moyen de se faire violence.

 Un métier d’avenir. Le protagoniste principal, Aymeric Corbot, est rédacteur au « Bureau des Lettres Anonymes ». L’incapacité à s’exprimer des uns, le foisonnement des petites lâchetés des autres, la malveillance galopante de certains devaient bien profiter à un type comme Aymeric Corbot. Des clients sollicitent donc sa plume. Ils ont toutes sortes de dilemmes ou de mauvaises intentions. Les demandes ne se démentent pas. Le « Bureau » est une sorte de courrier du cœur d’un genre nouveau. Ici, les cœurs sont sombres et malmenés.

 Sébastien Boffret est son client le plus investi. Anti-héros d’excellence, ce quadragénaire inactif qui semble en bout de course s’est amouraché de sa voisine Carole à qui il n’ose pas se déclarer. Il fait donc appel à Corbot pour qu’il use de toute sa science épistolaire. Les lettres exigées ne s’apparentent guère à une romance, même sans paroles. Si des harceleurs se justifient en parlant d’amour, Sébastien Boffret aime passionnément sa voisine… L’obsession, ce joli prélude à la tragédie. « Le viol, c’est comme la confiture d’orange, ça parle à l’imagination »… Boffret ne se contente pas d’imaginer. Il passe alors par la case prison, pour vingt-cinq ans (si tous les violeurs pouvaient, a minima, connaître une telle condamnation…). L’ironie, cruelle, veut que la charmante Carole s’était renseignée auparavant au fameux Bureau pour savoir qui était son opiniâtre prétendant… Parce qu'elle « s'est attachée à ces lettres et, plus encore, à l'homme qu'il y a derrière. Évidemment, il y a parfois quelque chose d'effrayant à les lire – elles sont d'ailleurs de plus en plus menaçantes – mais... ». Psychologie féminine… S’ensuit une correspondance entre Corbot et Boffret, à l’initiative de ce dernier. Ils se lient d’amitié. Corbot propose à son compère inattendu de lui trouver des correspondants pour égayer son quotidien carcéral. Finalement, tout ne va pas si mal dans le plus mauvais des mondes.

 Savoir se débarrasser de la morale, c’est encore la meilleure façon d’écrire de belles pages. De s’en donner les moyens, au moins. Arnaud Roustan l’a bien compris. Pas de triche dans ce premier roman maîtrisé où le subtil fréquente la rudesse dans un concubinage réussi. La langue est impeccable. Plusieurs registres de style selon les personnages. On trouve de bonnes formules : « la multitude est l’homéopathie du divin » ; « le drame des vies d’aujourd’hui, c’est de manquer d’évènements ; vous vous êtes montré terriblement réactionnaire » ; « adolescence : âge où l’on s’exprime sur des choses qu’on n’a jamais éprouvées, ce qui laisse plus fertile l’imagination »…

 L’alternance entre le récit et les correspondances rythme sans fausses notes l’histoire. Se dégage un roman épistolaire enchâssé dans le récit. C’est finalement moins l’âpreté et la cruauté qui dominent qu’une certaine mélancolie, un désabusement amusé. Corbot, personnage principal, est un être intelligent qui ne s’extirpe pas de la banalité des jours et se contente de sa médiocrité en songeant à ses aspirations qui n’ont pas abouties. Ecrire à la place des autres, c’est forcément hériter un peu de leur fidélité au malheur et se rappeler au sien.

 Dans Violence du moyen, ce qui se passe est d’une certaine manière moins cruel et moins dévastateur que ce qu’il ne s’est pas passé. C’est une sorte d’histoire d’amour avortée avec la vie que les personnages trimbalent chaque jour que Dieu fait. Voilà un roman mordant, malin, ironique, assez émouvant, dérangeant juste ce qu’il faut. Aussi original que le quotidien morose et désenchanté de ses protagonistes.


Violence du moyen, Arnaud Roustan, Editons l'Âge d'Homme 


samedi 11 février 2017

La jeunesse est lente à mourir : Adios de Thomas Morales




 « A vouloir vivre avec son temps, on meurt avec son époque » écrivait Stendhal. Ca ne risque pas d’arriver à Thomas Morales qui, avec son recueil de chroniques, Adios, régale et émeut en prouvant combien c’était mieux avant.

 Plus qu’un simple recueil de chroniques (parues dans CauseurService littéraire, Valeurs actuelles…), Adios dessine les contours d’une carte du Tendre, une cartographie du (bon) goût où la nostalgie, explorée et magnifiée, reprend ses lettres de noblesse : « Regarder en arrière ne signifie pas abandonner mais résister » souligne à raison Thomas Morales.
 Dans un juste et touchant avant-propos, une sensibilité passe, élégante et fort bien retranscrite, autour de laquelle nous nous retrouvons comme autour d’un feu : « Nous savions reconnaître l’instruction d’un homme à d’imperceptibles détails, la façon de prononcer  un nom propre ou de payer une tourner au café. (…) De cette époque brouillonne, nous avions compris le sens de l’histoire. Il tournerait en notre défaveur. Un à un, tout ce qui faisait notre singularité serait piétiné, souillé, avili ».

 Adios serpente entre les années 50 et 80. Ces décennies sont fredonnées du bout des livres. Rutilent sur les écrans de cinéma, à la télé, à la radio ; vibrent avec le sport ; rugissent sous les carrosseries des automobiles (Thomas Morales en est un passionné dont l’expertise n’est plus à démontrer depuis son Dictionnaire élégant de l’automobile). Le titre du recueil renvoie au merveilleux roman du même nom de Kléber Haedens, fratriarche à demi oublié aujourd’hui (à noter la biographie que lui a consacrée Etienne de Montety) à qui l’on doit les tendresses déchirantes de L’air du pays ou du Salut au Kentucky, des ravissements mélancoliques comme L’été finit sous les tilleuls, ainsi qu’une gaillarde Histoire de la littérature française qui, dans un monde idéal, dessilleraient les yeux estudiantins, dispenserait le panache aux jeunes hommes, l’honnêteté aux jeunes femmes.

  C’est l’art de vivre à la française qu’on retrouve dans les pages d' Adios. Cet art de vivre si précieux qui disparaît sans émouvoir grand monde. Au contraire de Thomas Morales qui pourrait emprunter au Deslauriers de la fin de L’Education Sentimentale : « c’est là ce que nous avons eu de meilleur ! ». On pense aussi aux personnages de Michel Mohrt, le genre « à ne jamais s’en remettre ». De quoi donc Thomas Morales ne se remet-il pas ?

 Des jolies choses comme « l’érotisme langoureux et le charme vipérin » du carré magique de La Piscine (Romy Schneider, Jane Birkin, Delon, Ronet) ; le spleen frondeur des personnages des Tricheurs ; l’aplomb des actrices italiennes, le vrombissement suave de leurs films ; le surgissement de Martine Carol, les filles en robe Vichy, les flirts dans « une douceur de soir d’été parisien, mallarméenne » chez René Fallet ; les chansons de Nino Ferrer, les dialogues d’Audiard (« C’était une époque, les années 60-70, où le cinéma avait des lettres », les films de Lautner, la gueule de Gabin, les cabrioles de Belmondo ; la grâce de Jean-Claude Pirotte, le poignant Berthet, les dons de Patrick Besson, la prose calibrée de Jacques Perret, le déroutant Enard, la mélancolie vagabonde de Blondin, les correspondances des Hussards, les promenades de Léon-Paul Fargue ou d’André Hardellet ; la bonne bouffe, les Roland-Garros tendance Patrice Dominguez, Lui première jeunesse…

 Ces chroniques révèlent la nostalgie d’une époque que l’on n’a pas connue : c’est la plus vénéneuse, la plus séduisante. Thomas Morales montre que de « simples » chroniques peuvent révéler un vrai bel écrivain. Aux charmes des évocations s’ajoutent de bravaches saillies, de jolies émotions et ce qu’il faut de causticité. La belle santé de la prose s’accompagne de formules ajustées (« Dans chaque grand écrivain sommeille un dictateur débonnaire ») et d’impeccables rythmiques (« Il y a des lectures indispensables, des rituels d’été, des manies de vieux garçon, des errements de bords de Seine »). Tout séduit, tout enivre dans ces pages.



 Adios  de Thomas Morales, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 172 pages. 

samedi 20 février 2016

Le silence, Jean-Claude Pirotte


  Lorsqu’est publié le livre posthume d’un écrivain qui compte beaucoup pour soi, on ne peut s’empêcher d’avoir une prudence de Sioux. Quelques péripéties trop bien connues – texte inachevé, ou au contraire achevé… par d’autres, tentative pas toujours louable de l’éditeur… – rôdent dans les têtes. Toute pensée de ce genre sera d’emblée dissipée à la lecture de la publication, chez Stock, du récit posthume de Jean-Claude Pirotte (disparu en mai 2014), Le Silence.

 Au préalable, il convient de saluer la si juste et jolie préface de Philippe Claudel : « Poète d’une littérature d’ébriété et d’émiettement, Pirotte à construit sa propre légende, celle d’un errant misérable (…) à qui le tabac et le vin, les livres, la vie fragile des hommes, les étoiles et les paysages, donnaient quelques joies durables et des raisons, sinon d’espérer, du moins de supporter l’épreuve du jour ». On a rarement parlé aussi admirablement de l’auteur d’Une adolescence en Gueldre (2006).

 Le silence est un livre aussi énigmatique et enivrant que l’était son auteur. Mince et délicat (80 pages écrites en 2011 – « je n’ai pas l’âge romanesque » écrit Pirotte), ce récit assez singulier est une sorte de recueil construit en brefs chapitres qui sont autant de souvenirs (l’enfance, le travail des vendanges, les amitiés…), de témoignages, de descriptions de paysages. C’est un ressassement merveilleux qui rappelle les derniers livres de Jacques Chardonne (notamment par le déroulé décousu d’une mémoire et de ses portraits, ainsi que par sa brièveté), dont Jean-Claude Pirotte est un digne héritier.  

 De ce « silence habité », sobre et profond, Pirotte tire un récit où la majesté de l’intime se déploie avec pudeur, élégance et poésie. C’est un livre subtil et souverain où souffle l’esprit. L’esprit du vin et de l’ivresse, aussi, avec ses nombreuses métaphores viticoles. « Je n’ai pas trouvé la poésie dans le vin, mais le vin dans la poésie. Dans ma cave, il n’y a pas de vin. Il n’y a que d’heureuses espérances ». Ce récit de déambulations est écrit avec la grâce du vague à l’âme, avec la mélancolie de celui qui tend la main vers sa jeunesse perdue.



 Le silence, Jean-Claude Pirotte, Stock.

dimanche 14 février 2016

Vies multiples de Jeremiah Reynolds, Christian Garcin



 En retraçant dans son dernier livre l’épopée de Jeremiah Reynolds, Christian Garcin redonne à la littérature ses lettres de noblesse romanesque. Jeremiah Reynolds fait partie de ces types qui font le bonheur des romanciers : ils sont tombés dans l’oubli ou l’anonymat.

 On se demande d’ailleurs bien comment. Jeremiah Reynolds, c’est l’aventurier par excellence. S’élançant au cœur du 19ème siècle, il a fait de sa vie une destinée ; de ses envies, des défis à relever. Découverte (probable) de l’Antarctique de laquelle il tira un récit qui influença Edgar Allan Poe (Les Aventures d'Arthur Gordon Pym), virée aux Amériques qui le fît devenir colonel de l’armée chilienne pendant la guerre civile, puis chef d’une troupe d’indiens Mapuches ; marin baleinier et auteur d’un récit de chasse du gigantesque cachalot blanc : Mocha Dick, en 1839 – Melville copiteur ? Pour le commun des mortels, précisions qu’il fut aussi avocat à New York et secrétaire particulier d’un commandant de navire. 59 ans d’une existence qui ressemble à la vie.

 Après une enfance à la Zola (miséreuse et vaguement orpheline), Jeremiah Reynolds voit son destin basculer en 1823, dans l’Ohio, lorsque le théoricien de « la terre creuse », John Cleves Symmes, vient donner une conférence. Sa théorie est la suivante : il pense que la terre aurait comme des portes d’entrées (sorte de cratères se trouvant aux pôles Nord et Sud et par lesquels on accéderait à l’intérieur de la terre). Symmes peine à financer une expédition qui validerait sa thèse. Reynolds, fasciné et cultivé ; doué, contrairement à Symmes, pour séduire et convaincre, va alors s’en mêler. Il persuade un riche docteur New-Yorkais d’affréter un navire pour lancer l’expédition vers l’Antarctique et, même, le président John Quincy Adams (il passera devant le congrès), ce qui lui permettra d’allouer des fonds pour cette aventure. Bon, il n’y aura pas d’entrée de « la terre creuse » mais Jeremiah Reynolds posera le pied, après bien des périls, sur le continent antarctique en 1829.

 Ses aventures épiques se poursuivent : il part au Chili, tombe amoureux, fait la guerre. Las et désabusé, il s’embarque sur le Potomac, devient secrétaire particulier du capitaine. A lui l’océan et les rêves de chasse à la baleine blanche abreuvés par des marins à moitié saouls dans les tavernes de Valparaiso. Les rêves ne sont pas (tous) faits pour être réalisés. De retour à New-York, Jeremiah Reynolds boucle ses études de droit, se marie, se lie d’amitié avec Edgar Allan Poe, encore inconnu au bataillon. En 1839, Reynolds publie Mocha Dick, une fameuse histoire de baleinier donc, avant de s’éteindre sans heurts dans l’ancienne maison d’Edgar Allan Poe, en 1859.

 Avec un indéniable talent de narration, Christian Garcin a réussi dans ses Vies multiples de Jeremiah Reynolds (en lice pour  le Grand Prix RTL-Lire 2016) à retranscrire le destin éminemment romanesque de son héros. Ce récit, qui a tout du roman d’aventures, dépayse allègrement le lecteur avec ses voyages, ses histoires, ses croyances utopiques. Christian Garcin a la plume assez virtuose et évocatrice pour agrémenter le plaisir d’une lecture déjà passionnante. Figure archétypale de l’aventurier-explorateur, le téméraire et intrépide Jeremiah Reynolds méritait bien qu’un livre inspiré s’emparât ainsi de sa vie.


Vies multiples de Jeremiah Reynolds, Christian Garcin, janvier 2016, Stock.



 « L’amour de l’aventure, que nous éprouvions avec force et intensité, était devenu la passion maîtresse de nos âmes. Air doux et climats tempérés n’avaient que peu d’attrait pour nous. Depuis longtemps nous attendions avec impatience de pouvoir admirer les royaumes de la neige et de la « glace épaisse », et à présent, pour la première fois, inhalant le souffle froid des icebergs polaires qui se dressaient autour de nous, face à leur grandeur effrayante et sublime, nous accomplissions tout ce dont nous avions rêvé ».

dimanche 31 janvier 2016

Eternelle lumière verte



Francis Scott Fitzgerald, avec Hemingway, c'était ce qui se faisait de mieux dans la littérature d’avant-guerre. 

Ces « malgré-nous » de la littérature, coincés entre l’Armistice et le crash de Wall Street, étaient arrivés à destination du « désenchantement». Ne leur restait qu'à inclure les remugles de cette période dans des romans trempés dans du champagne frelaté.... .  



« Gatsby avait foi en cette lumière verte, en cet avenir orgastique qui chaque année recule devant nous. Pour le moment, il nous échappe. Mais c’est sans importance. Demain, nous courrons plus vite, nous tendrons le bras plus avant... Et, un beau matin... Et nous luttons ainsi, barque à contre-courant, refoulés sans fin vers notre passé. » 
F.S. Fitzgerald

mardi 19 janvier 2016

Michel Piccoli: les choses de sa vie



«Je suis un vieil homme à la mémoire trouée», énonce Michel Piccoli dans son livre de confidences, J’ai vécu dans mes rêves.
Dans cet ouvrage, l’acteur, qui vient de fêter ses 90 ans, échange de belles lettres avec Gilles Jacob (à croire qu'il n'y a rien que cet homme ne sache faire sans classe). 
L’ancien président du festival de Cannes s’est en effet mis martel en tête de faire sortir de son silence celui que le grand public découvrit donnant la réplique à Brigitte Bardot, resplendissante dans la lumière du soleil méditerranéen du Mépris, en 1963.


Michel Piccoli, c’est tout de même près de 200 films, 4 césars du meilleur acteur et deux molières entre 1982 et 2007. 
C'est la scène de la machine à écrire des Choses de la vie, une séance de projection privée avec Fritz Lang dans le Mépris, ou encore une pêche aux écrevisses pagnolesque dans Milou en Mai.
Grâce à Habemus papam, l'homme se paya même le luxe de refuser d'être pape ! Autant le dire tout de suite, Michel Piccoli, ce n'est pas n'importe quoi. 

De son coup de foudre avec Juliette Greco à la relation amicale qu’il entretenait avec Romy Schneider, tous les aspects de sa vie sont abordés dans cette autobiographie. Les bons comme les mauvais.  
Cette ‘’somme’’ de souvenirs s’avère au final précieuse, mais surtout bouleversante. Car le nonagénaire le plus fringuant du cinéma français a encore de très beaux restes, tant stylistiques que cérébraux, sous ce grand front à la Victor Hugo. Et il compte bien nous le prouver.
Au fil des pages, l'acteur raconte ses débuts au théâtre, comment il exerça ce difficile métier de comédien dans un dépouillement total ; refusant de prendre un impressario pour négocier ses contrats, ignorant son image, privilégiant les projets les plus intéressants artistiquement.  «J’espère que nous n’apparaîtrons pas en crânerie à vouloir figurer dans un livre. Il est si compliqué de parler de soi», glisse-t-il en réponse à Gilles Jacob, qui l’interroge sur sa vocation.  
A 90 ans, tant d’humilité force l’admiration.
Alors, amis producteurs, réalisateurs, metteurs en scènes, vous n'auriez pas un rôle pour un petit jeune qui débute ?
Allez soyez chics quoi !
Lui ne rêve que de ça la nuit en tout cas, au mépris de sa santé vacillante.
Pouvoir bondir de nouveau sur les planches, conduire des bolides la cigarette au bord des lèvres, et épater ses conquêtes. «J'aimerais ne pas mourir !», clame-t-il haut et fort. Ce dont rêve tout homme finalement.


J'ai vécu dans mes rêves, Michel Piccoli avec Gilles Jacob.
Editions Grasset.
160p, 16 €

mardi 5 janvier 2016

Correspondances Chardonne/Morand, Morand/Nimier : feux croisés




 Les aficionados Morandiens sont à la fête. Leurs amis Chardonniens ne sont pas en reste. Les copains de Nimier également. Parution du deuxième volume de la Correspondance Chardonne/Morand, ainsi que de la Correspondance Morand/Nimier chez Gallimard, collection Blanche. Il faudrait ajouter, pour être un parfait gentleman, la Correspondance Chardonne/Nimier publiée, elle, il y a vingt ans. 

  Ces correspondances, comme la confiture d’orange, parlent à l’imagination. Elles ont ce parfum de légende, de vague scandale, de passions littéraires. On ose espérer, à leurs propos, des articles moins bêtes et plus justes que celui de Jean-Paul Enthoven dans Le Point, pathétique, et pour tout dire, presque honteux. Le mieux, dans cet article du Point, c’est encore la photo (Blondin, Nimier et Morand « célébrant » l’échec de ce dernier à l’Académie française en 1958). Quoiqu’on pense de tous ces bonshommes, leurs échanges demeurent des documents inestimables. Pénétrer l’intimité de tels écrivains et observer la vie littéraire de cette seconde moitié de vingtième siècle, ça n’a pas de prix.          
                                                                  
 Par ailleurs, rappelons le Qui suis-je ? Chardonne (éditions Pardès) d’Alexandre Le Dinh, toujours disponible et bien accueilli par la critique (Service littéraire, Le Spectacle du Monde, Le Figaro littéraire, Valeurs Actuelles, Le Bulletin Célinien…). 

 A l’instar du premier Tome, la Correspondance Chardonne/Morand est tout à fait délectable. L’élégance lasse et limpide de la phrase chardonnienne voisine sans heurts aux côtés de la prose musclée, virtuose, « d’une belle santé classique » (Chardonne) de Morand. A la fois jubilatoire et fielleuse, amère et pleine d’humour, cette correspondance révèle leur totale liberté de ton. Deux épistoliers corrosifs et irrésistibles. Tandis que Chardonne paresse voluptueusement chez lui, Morand se cogne aux quatre coins de l’Europe : de Londres à Lisbonne en passant par Vevey. Chardonne aime à faire un compte-rendu de la vie parisienne à son complice. Entre mondanités et voyages, lectures et médisances, le repas est copieux. Nul doute, Chardonne et Morand savouraient leurs lettres réciproques. A noter, car c’est assez rare, que leur talent supplante leur vanité, leurs petites perfidies et arrogances.

  Morand, Nimier. Un père et un fils. Un père qui semble rajeunir au contact de ce fils intrépide, talentueux, irrévérencieux. Ce compagnonnage a de l’allure. Le cavalier Morand est remis en selle grâce à la fougue du Hussard bleu. Leur relation est touchante, intéressée aussi, mais elle est d’abord une reconnaissance mutuelle, instinctive, intime. Ces deux là se saluent bien bas, semblent trouver à la vie le même accent grave. D’une affection sincère à une correspondance facétieuse et roborative, il n’y a qu’un pas. Ils partagent le goût de la formule, des jolis bolides, des grands vins, du rugby… Morand commande des chemises chez son tailleur pour Nimier en prenant soin de lui demander son tour de col. "Nimier était mon agent de liaison vers la vie" confiera L’homme pressé après la mort accidentelle de l’enfant triste. Après, ce ne sera décidément plus pareil. 

"Correspondance II, 1961-1963", de Paul Morand et Jacques Chardonne, édition établie et présentée par Philippe Delpuech (Gallimard, 1 150 p., 46,50 euros).


"Correspondance 1950-1962", de Paul Morand et Roger Nimier, édition présentée, établie et annotée par Marc Dambre (Gallimard, 450 p., 34 euros).